TROISIÈME CHAPITRE

DE LA THÉÂTRALITÉ







On constate donc qu'à l'exception dela la fiction de La vocation suspendue, les deux autres fictions sont reprises en variations allant dans le sens de la "théâtralisation".

Dans la trilogie de Les lois de l'hospitalité on passe d'une écriture sous la forme de deux journaux, à un texte en partie clairement théâtralisé, puis à un texte "narratif" mais racontant des scènes de théâtre. Dans la deuxième fiction on passe nettement du "récit" au théâtre.

Si dans la première des deux fictions "variées", seules les deux premières "versions" empruntent des épisodes communs, il est patent que pour la fiction Baphomet, le texte théâtral reprend nettement les épisodes du récit.

Mais dans les deux cas, les versions successives se démarquent aussi partiellement des versions précédentes, dans un sens qui développe nettement la théâtralité (en particulier si on intégre les textes qui introduisent Gulliver), la thématique sexuelle, et les jeux de "métamorphoses".

Autre point commun à tous ces textes, le contexte réduit de la fiction : un couvent, pour La Vocation suspendue, le monastère des templiers pour Le Baphomet, l'appartement d'Octave/ K. pour la trilogie, une chambre d'Hôtel pour Roberte et Gulliver. Les échanges, sexuels, mystiques, métaphysiques, s'opèrent entre un nombre restreint de personnages, toujours les mêmes, constituant à la fois une "famille" et une "monde".

En effet, si l'espace est fermé et quotidien, (scènes de repas dans Les lois), le monde extérieur, et antérieur, y accède avec simplicité : Rome pendant l'occupation nazie, le siècle des Templiers se mêle à notre époque, et à celle de Thérèse d'Avilla. Des personnages appartenant à des mondes, à des siècles différents se retrouvent dans ces espaces clos, et y échangent leurs corps, leurs sexes, leurs souffles.

Rien ne rend mieux compte dans chacun de ces textes de ces échanges inéchangeables que les oeuvres d'art : la fresque inachevable et constamment métamorphosable de La vocation suspendue, les tableaux de Tonnerre collectionnés par Octave, Les scènes jouées dans les différents théâtres évoqués.

Dans ces mondes "restreints", à la fois dans et hors du monde, les échanges les plus inattendus ont lieu entre l'infiniment petit Gulliver et la "géante" Roberte, entre le Colosse et l'humaine Roberte, entre la sainte Thérèse, et l'antéchrist "tamanoir Frédéric", entre un mort "le maître" et les vivants, entre une vierge et une prostituée, entre le mode des dieux et le monde des hommes, entre les "représentations" et les êtres, entre les simulacres et les hommes et les dieux.

Mais ces "échanges" demeurent "instables", "incertains", suspendus, simplement garantis dans les "tableaux vivants", qui disent à la fois l'échange et l'inéchangé.

Le tableau vivant est le simulacre parfait, qui dit à la fois le vivant et le figé, l'objet et "le valant pour l'objet" ; qui "suspend" indéfiniment et paradoxalement, dans une "mort dérélictoirement jouie", la vivance éternelle d'un instant qu'on veut fixer dans sa vie-même en le tuant pour mieux défier le temps et la mort qui le tuent.

C'est une pure "disjonction" qui fige tout en éparpillant une multitude de possibles à réception, ce qui en constitue le "solepcisme" même. C'est ce que l'on maintient "inchangé", pour l'échanger contre la déréliction de la jouissance achevée, de la limite du "vivant réel", parce qu'on tient cette déréliction-là, celle du figé-suspendu, comme inéchangeable, sinon contre elle-même, dans sa "répétition" infinie.

Or si le tableau vivant tient à la fois des arts plastiques en tant que tableau, et du théâtre, en tant que vivant, au contraire du pictural très présent même dans l'oeuvre textuelle, la théâtralité pure est rare chez Klossowski, même si elle est toujours recherchée.

Seule une de ses oeuvres, est donnée pour explicitement théâtrale, et c'est la plus récente, L'adolescent immortel. Deux autres le sont par leur écriture (didascalies et discours de personnages) : Roberte et Gulliver, (en entier), et Roberte ce soir pour la partie I et partiellement pour la partie II, mais leurs mises en scène poseraient bien des problèmes. Cependant Le Souffleur, par son titre et son contenu, renvoie aussi explicitement au théâtre, et les autres ouvrages sont construits autour de "scènes théâtralisés".

Si la théâtralité est ainsi "latente", mais rarement totalement revendiquée par Klossowski c'est parce que la théâtralité pure ne suspend pas, mais déroule, le processus du fantasme.

On peut d'ailleurs remarquer que la théâtralité klossowskienne consiste surtout à "rejouer" du déjà joué (L'adolescent immortel rejoue Le baphomet, Roberte ce soir rejoue La Révocation de l'édit de Nantes.). Le plus souvent elle se limite à un dialogue qui dit une "scène" en train d'être vue ailleurs (Roberte et Gulliver) ou d'ailleurs (Roberte ce soir, le commentaire des photos), ou le texte se contente de décrire un voyeur qui regarde une "répétition" de théâtre (Le souffleur).

On voit bien que c'est ce "climax" de la scène "répétée" et "vue" qui séduit dans la théâtralité. Pour exprimer cela le tableau pourrait suffire. Et il n'est pas indifférent de constater que la peinture est le support artistique privlégié dans La révocation de l'édit de Nantes, comme dans La vocation suspendue, les deux premières oeuvres de Klossowski. De même, on a déjà dit que c'est pour illustrer ses propres oeuvres que Klossowski s'est fait plasticien, sur les conseils de son frère Balthus, et qu'il s'y est investi au point d'abandonner pendant trente ans l'écriture de fictions. C'est donc bien ce rapport avec la "scène" vue qui est primordial.

Mais ce que le théâtre peut ajouter au tableau, c'est "la mise en scène", au sens propre, du moment à suspendre (à surprendre), dont il fait "jouer" tous les échanges " fantasmisables", possibles. On en a la certitude quand on lit ce que Klossowski fait dire à Octave à propos des tableaux de Tonnerre et de leur valeur "solepciste" : ce qu'il commente, c'est la "mise en scène", et non la matière, ni même le sujet en soi. D'où l'importance du "titre", qui, peut raconter la mise en oeuvre du tableau, autant que son "sujet" : M. de Max et Mlle Glissant dans "Diane et Actéon" (cf frontispice de Le Bain de Diane, commenté au chapitre liminaire, page 20 & note 10).

Mais Klossowski parachève cela dans les films tournés par Fleischer et Zucca.

Fleischer, le filme en train de dire ses propres textes,ou en train de regarder, - en compagnie de sa femme Denise (modèle narratif et plastique de Roberte, et interprète de Roberte au cinéma), - les rushes de ce qu'il a déjà filmé, c'est à dire, lui et Denise en train de jouer les scènes de Le Souffleur, en particulier cette scène ou K., (joué par Klossowski), regarde Roberte, (jouée par Denise), répéter la scène de théâtre où Roberte joue avec un invité la reconstitution d'une "vraie" prostitution de Roberte à un invité à l'initiative de K. !

Dans le film de Zucca, la caméra fait en sorte d'arrêter les scènes jouées par Denise et Barbet Shroeder, en tableaux vivants où ces acteurs jouant respectivement Roberte et Vittorio deviennent Lucrèce et Tarquin, vus par le Chanoine (Alfred Kern) et Octave (Pierre Klossowski), eux-mêmes saisis dans le cadrage sur la même oblique que les sujets du tableau vivant, de telle sorte que le plan final compose un nouveau "tableau vivant" qu'on pourrait intituler, en parodiant celui de Klossowski que nous citions plus haut :

"Pierre Klossowski et Alfred de Kern dans les rôles de Octave et du Chanoine, contemplant Denise Morin Saint Clair et Barbet Shroeder dans les rôles de Roberte et Vittorio interprétant Lucrèce et Tarquin".

Cette indifférenciation entre le "mis en scène" et le "réalisé" atteint un si haut degré dans Roberte de Zucca qu'à partir de la "mort" (fictive ?) d'Octave, (toujours interprèté par Klossowski), empoissonné par Roberte, (toujours Denise), la caméra fige un nouveau tableau vivant, La belle empoisonneuse, suggéré dans l'oeuvre écrite (La Révocation de l'édit de Nantes), mais non réalisé alors en tant que tableau.

C'est aussi par cette variation autour d'une théâtralité rêvée et jamais totalement assumée que se réalise en partie le "passage d'échange inéchangeable" avec les "variations plastiques", autour de concept même d'inéchangeable largement développé dans l'oeuvre, thématiquement, techniquement, et théoriquement.

Partir de la scène d'ouverture du Souffleur

Penser au questions de la "pénombre" et du Clair obscur.

Théâtralisation de la posture

Théâtralisation de la main-parade

Les trios théâtralisés.