L'Inéchangeable

 Jean Monamy

 




L'introduction présente l'ensemble de ce projet.    (pdf)

Le  Chapitre liminaire présente le projet, le motif de l'Inéchangeable, sa portée sémiotique, et la sémiotique de la réception.   (pdf)

Le Chapitre 1 intitulé Prostitution, Simulacre & Stéréotype constate l'obssession des motifs scabreux utilisés comme Simulacres par Klossowski qu'il faut opposer au concept de Stéréotype  pour constater comment il joue paradoxalement de la disjonction entre ces concepts, (disjonction liée à la question "When is art ?"), pour théâtraliser l'Inéchangeable par le motif privilégié de la Prostitution, thématisée magistralement dans le titre La Monnaie Vivante.  (pdf)

Le Chapitre 2  intitulé Le Signe Unique présente une étude sémiotique de ce concept fondamental  à partir d'une mise en parallèle des oeuvres :  Le Souffleur, qui établit la Loi de l'hospitalité fondamentale, confirmée dans Roberte & Gulliver,  d'autant plus qu'elle n'affecte qu'un modèle "Unique" : Roberte / Denise, dont l'avatar "transexuel" de Le Baphomet, ne fait que confirmer la nature paradoxalement invariante..   (pdf)

Le Chapitre 3  intitulé De la Théâtralité annonce simplement une direction de travail sur la théâtralité du motif.   (pdf)

On trouvera aussi une étude des incipits des "fictions" (pdf), l'étude des 3 premières séquences du film  et des articles ou des communications qui ont été rédigés à partir de cette thèse :

-Pourquoi Klossowski met-il en scène des formes scabreuses de sexualite féminine ?  (revue ¿Interrogations? N°8 juin  2009) (pdf) 

 



Introduction

On peut penser que l'inéchangeable est d'abord un motif important de l'oeuvre de Klossowski. Des titres comme La monnaie vivante ou Les lois de l'hospitalité sous-tendent le motif de l'échange dont l'inéchangeable dirait simplement l'impossibilité, la limite. Un titre comme La vocation suspendue, sans dire l'échec d'un quelconque échange, traduit bien le caractère inéchangeable d'une expérience dont l'interruption n'est pas un échange de condition, mais une simple suspension, une pose/pause.  

En fait si l'on se pose, précisément, un instant, on s'aperçoit qu'à considérer les motifs récurrents de l'oeuvre de Klossowski on rencontre plus souvent ceux de l'échange que ceux de l'inéchangeable. Mais ce paradoxe n'en sera peut-être pas un dès lors qu'on s'enfoncera plus avant dans l'examen.  

Motif obsessionnel de l'oeuvre, l'échange sexuel, scabreux, est traité dans toutes les formes d'expression que l'artiste a utilisées: art verbal & art plastique. Dans l'art verbal, les fictions lui font la part belle et sous toutes ses formes : la prostitution de l'épouse, l'homosexualité, le sadisme, le sacrilège, l'inceste; tout ce qui, à l'échange sexuel, ajoute d'autres échanges, (monétaires, extra-conjugaux, immoraux, sacrilèges), tout ce qui déplace la catégorie sexuelle dans d'autres catégories, (les affaires, le sacré), est traité. Mais, dans l'art verbal, cela s'étend aux autres genres que le narratif, (théâtralité de Roberte ce soir), jusque dans les essais. Le bain de Diane ajoute à la panoplie scabreuse, la zoophilie, et l'échange de forme et de nature entre une déesse et un mortel, "échangeant même le mythe réel" de Diane et Actéon contre des variantes propres à "l'essayiste", (qui ne justifia jamais mieux cette appellation), qui autorisent des "échanges amoureux" "inimaginés" comme celui du fleuve et de la déesse. Quant à l'essai Origines cultuelles et mythiques d'un certain comportement des dames romaines, il développe une étrange théorie sur les échangesprostitutionnels des matrones et des esclaves ou des femmes entre elles, qui ne seraient que les avatars d'échanges sacrés.  

Mais ces mêmes motifs qui parcourent la prose de Klossowski s'actualisent dans son oeuvre plastique. Bien évidemment dans les photos qui illustrent La Monnaie Vivante ou dans le film Roberte interdite construit à partir de Les lois de l'hospitalité. On objectera que c'est Pierre Zucca qui "opéra" dans l'un et l'autre cas. Certes, mais Klossowski rédigea le scénario du film, et contrôla d'autant mieux "l'illustration" de ses oeuvres écrites, que, nec plus ultra de l'échange, il est lui-même "acteur" des "images" tirées de son oeuvre (avec Denise son épouse dans le rôle de Roberte). C'est pourquoi nous considérons ces "illustrations-là" comme des oeuvres, à part entière de Klossowski, au même titre que ses dessins, qui en constituent évidemment l'essentiel.  

Là encore le motif de l'échange sexuel scabreux domine, avec Denise comme modèle de toutes les figures féminines, Roberte, Diane, Valentine, et les héroïnes des "pseudo-tableaux" de Tonnerre, Lucrèce, La belle Versaillaise. Tous ces dessins ont pour sujets des scènes de l'oeuvre écrite. Il s'agit donc exclusivement d'un échange de techniques d'expression traitant les mêmes motifs obsédants.  

Mais dans l'expression dessinée le motif de l'échange "s'abyme". Par exemple il existe un dessin intitulé M. de Max et Mlle Glissant dans "Diane et Actéon". On voit ici 7 niveaux d'échanges:  

A Niveau mythique Actéon prend la forme d'un cerf, et Diane d'une mortelle.

B Niveau verbal Le mythe actualisé par Klossowski.

C Niveau théâtralisé Le mythe devient prétexte à un jeu scénique, (M. de Max, Mlle Glissant).

D Niveau pictural 1 Klossowski peint la scène mythique A.

E Niveau pictural 2 Klossowski peint la scène mythique actualisée par Klossowski écrivain B.

F Niveau pictural 3 Klossowski peint la scène de niveau E jouée par deux acteurs inventés C.

G Niveau pictural 4 Klossowski peint la scène de niveau F en utilisant le modèle récurent, Denise, (Roberte ?)(1), qui serait aussi le modèle aux niveaux D & E.  

En fait, insensiblement, en décrivant le motif d'échange essentiel de l'oeuvre : la scène érotique scabreuse, souvent liée à d'autres échanges : (monétaires=prostitution, profane/sacré=sacrilège, jeu érotique/politique=trahison, familial=inceste, etc..), nous en venons à des techniques d'échange entre les arts (écriture / image), qui révèlent de nouveaux traitements fonctionnels de l'échange autour d'une image obsédante : peut-être est-ce là "signe unique d'inéchangeable", que cette façon de toujours tenter de faire tenir un échange "impossible". Comme l'écrit Klossowski dans la lettre à Michel Butor reproduite dans Roberte et Gulliver (p. 37-51) : "l'inéchangeable est sans prix, n'a pas cours" et "ici la communication ne s'exerce jamais autrement que pour donner le change".  

Il apparaît donc qu'en tant que motif, l'inéchangeable n'est qu'un "simulacre", peut-être même un leurre. En fait, il est bien plus fondamentalement que cela au coeur de l'oeuvre. Il suffit de lire la postface de Les lois de l'hospitalité pour s'en rendre compte, ou cette fameuse lettre à Michel Butor. Soit, mais si c'est aussi essentiel, et si, en tant que motif, ce n'est qu'une apparence, l'esthétique de cet inéchangeable, où et comment la rencontrer ?  

D'abord dans le constat de cette frénésie de l'échange bien sûr, mais plus encore dans les solécismes qui la constituent. Octave, dès la première page rapportée de son journal (Lois de l'hospitalité, 14) lâche le mot, et à y regarder d'un peu près, l'échange art verbal / art pictural est souvent "soléciste". Ainsi, l'essentiel des journaux de Roberte et Octave est-il constitué de scènes reconstruites pour Roberte(2), et de la description des tableaux vivants de Tonnerre, pour Octave, qui a clairement conscience de ce que ces tableaux valent pour (simulacres) les scènes "triviales" (à ses yeux) vécues (et reconstituées en inéchangeable) par Roberte. Mais les mots "valent-ils pour" les tableaux, (L.H. 50) ? Qui est Tonnerre, (dont le nom résonne avec Roberte) ? Vittorio, Klossowski ? Ou plutôt le "pseudo" Tonnerre(3) rend-il Inéchangeable la scène vécue-rêvée par Klossowski-Octave(4) ?  

Ainsi donc le langage est-il peinture, ou théâtre (Le souffleur, Roberte ce soir), que ce soit la forme écrite qui soit théâtrale, ou que ce soit le texte qui "raconte" du théâtre. Et la peinture se fait "bavarde". C'est plus problématique, et le texte sur le soléciste (LH. 14) en évoque les limites. Mais le tableau déjà évoqué (page précédente) est "clair" de ce point de vue, et c'est le titre qui donne au dessin sa multiplicité de niveaux, car même sans la mention des acteurs de théâtre, le dessin serait strictement semblable, évoquant la même scène, avec le même modèle puisque tous les tableaux "représentent" le même corps (le corps sexuel de Denise, corps textuel, dessiné de Roberte, Diane, Valentine) dans des "poses", dessinées par le même corps peignant nommé Tonnerre, Klossowski, voire Zucca, qui se prénomme Pierre lui-aussi !  

L'art serait donc la parade, solécisme absolu, qui préserve et affiche, (comme Lucrèce le fait de sa vertu), le souvenir résolument inéchangeable, même en rendant scabreuse, aussi, l'activité de "trans-sémiotique" des arts, à laquelle "l'artiste"(5) semble se livrer ? Quand ça raconte, ça peint aussi et inversement, mais il n'y a pas échange : les mots ne dessinent pas, et le dessin reste "posé": c'est une scène, pas un récit !  

Mais, ce choix du dessin justement, au crayon, instrument pour colorier et pour écrire, transforme le geste de l'écrivain en geste de peintre, faux geste de peintre et faux geste d'écrivain. Et le cinéaste va filmer des tableaux vivants théâtralisés qui vaudront pour des scènes (vécues) comme pour des tableaux (peints) !  

Seulement, dans l'écriture, puisque l'oeuvre est d'abord écrite, où trouver traces de l'esthétique du solécisme ? Sans doute conviendra-t'il d'examiner les phénomènes d'écriture suivants : l'abondance des disjonctions, les jeux sur les mots et les sons, (calembours, "rimes intérieures", syllepses), la trivialité du lexique et de la syntaxe souvent déroutante (en particulier dans Le souffleur), le mélange des tons (métaphysico-philosophique, méditatif, réflexif, interrogatif, humoristique voire trivial), le mélange des genres, (récits, dialogues, autobiographie, théâtre, méditations), le dérangement des codes narratifs, (journal de Roberte en désordre au début de La révocation, l'ouverture en "fausse préface" de La vocation suspendue). A ce stade de la réflexion, ce "catalogue" n'est pas exhaustif.  

Pour finir, revenons aux motifs puisque : "l'épiderme de Roberte ne pourrait seulement pas frissonner sans que ma syntaxe qui n'en est que l'envers, quand la conspiration du silence prétend en être l'endroit, soit son caractère exposable, sa promotion au rang d'article, son avènement mercantile..." (Lois de l'hospitalité, préface, 9).  

Revoilà posée cette énigme du signe unique, en étroite relation avec l'inéchangeable, que Klossowski "réalise" (au sens quasi cinématographique du mot) par la prostitution de Roberte, -(non seulement dans la fiction narrée, dessinée, photographiée et filmée, mais dans la mise sur le marché de l'art verbal et des arts plastiques, de cette "prostituée", toujours figurée par le corps sexuel de l'épouse de l'artiste qui "thématise" cette prostitution jusque dans cet art industriel de masse qu'est le cinéma)-, dont le corps sexuel-textuel,androgyne(6) (L.H. 39) est le simulacre de " cette passion d'une mimésis antimimétique qui est bien la problématique fondamentale de toute praxis de l'art : cette quête de l'émotion partagée, impartageable et à partager quand même en suscitant un vertige absolu, sur et à cause de l'autre-soi-même "(7), ce couple, "androgyne et prostitué", auteur-lecteur


1. - --- '

2. Le rapport entre l'inéchangeable et le souvenir est développé dès la préface deles lois de l'hospitalité (7), et dans lettre à Michel Butor (46): "l'inéchangeable est le souvenir obscur d'un événement. L'événement qui se produit en tel lieu, à tel moment se confond avec le lieu. Révolu, il ne se répète que sous la forme du lieu qui l'évoque. Mais c'est là son génie dont la physionomie est celle de l'inéchangeable."

3. Il faut bien évidemment entendre pseudo en syllepse, et lire, indifféremment, et en même temps : le pseudo-Tonnerre, (le prétendu Tonnerre, celui qui se fait passer pour Tonnerre, le faux Tonnerre) et le pseudo "Tonnerre", (le pseudonyme, Tonnerre, pseudonyme de Vittorio ou de Klossowski lui-même).

4. Qu'on ne pense pas que je confonde auteur et narrateur. C'est Klossowski qui laisse ouverte la confusion entre les deux "émetteurs". Si on se place dans un point de vue de stylistique actantielle, telle que la définit Georges Molinié, dans Approches de la réception, on constate que Roberte, simple "supôt" des fantasmes d'Octave, à un niveau II, est le signe unique du préfacier-posfacier de Les lois de l'hospitalité, qui apparaît donc comme une entité actoriale émettrice et réceptrice de niveau I. Donc si le couple Roberte-Octave constitue l'entité actoriale de niveau II, le couple Klossowski-pseudos (Octave, K, Théodore), fonctionne, impliqué qu'il est par le corps sexuel-textuel de Denise-Roberte-Diane-Valentine, comme une entité actoriale émetteur-récepteur de niveau I, simulacre de l'entité actoriale auteur-lecteur de niveau , elle-même impliquée dans le corps textuel de l'oeuvre. Enfin, Klossowski, dans La vocation suspendue a déjà brouillé le rapport auteur / narrateur / personnage : le passage n'est pas "technique" chez lui, déterminé par les lois de la narratologie, ou par un distinguo artificiel récit/discours : il est celui-là même entre trivialité et signe unique, entre souvenir et inéchangeable que "simulent" les tableaux de Tonnerre.

5. Klossowski, bien sûr, écrivain et peintre, mais aussi acteur des photos prises par Zucca, comme des films du même Zucca ou de Fleisher: Dans Portrait de l'artiste en souffleur de ce dernier, d'après Le souffleur, il est d'abord lecteur de son propre texte, spectateur avec Denise des rushes du film, metteur en scène filmé des scènes jouées dans le roman et dans le film et acteur de ce même film, jouant le rôle du narrateur et de certains personnages. Il est aussi filmé dans son activité de dessinateur. Mais au niveau actantiel I, Octave ou Théodore, sont des "artistes" aussi "solécistes".

6. Cet autre motif-clef de l'inéchangeable absolu est largement développé dans Le Baphomet, le plus Nietzschéen des textes de fiction, celui qui pousse le plus loin le motif du suppôt, autre simulacre du tableau vivant, le corps habité où se posent concrètement les questions de l'échange des âmes. Mais cette figure de l'androgynie habite aussi Diane et Roberte de façon très précise: Le lieu le plus féminin de leur corps sexuel, le clitoris, est désigné et vu comme un dragon (Roberte & Gulliver), ou comme une énigme : le quid est(Les lois de l'hospitalités).

7. Définition empruntée à Georges Molinié, de qui je reprends la théorie du corps sexuel / corps textuel et les implications sur l'androgynie et la prostitution qui en découlent, dans la mesure où, justement, elle éclaire avec pertinence l'esthétique de Klossowski qui use, précisément, des mêmes simulacres.